• Or et sang

     Or et sang. 

    Extrait de

     

    Il passa, un jour, sur nos montagnes, un cri comme jamais elles n’en avaient entendu.

    Toutes les âmes étaient émues, les collines elles-mêmes semblaient avoir des tressaillements; et la voix disait:

    •  Dieu le veut! Dieu le veut!

    •  Que voulait donc Dieu?

     

    Il voulait que l’Occident catholique se portât aux limites de son territoire, et que, du sang de ses braves, des cadavres de ses guerriers, il creusât le fleuve, il dressât une montagne que l’Orient païen ne pût franchir.

    Et l’on se disait, dans les chaumières du bord de l’Allagnon:

    •  Le comte du Chaylar part pour la croisade.

     

    Le comte partait en effet, la croix brillait sur son épaule, et il faisait appel aux courages de ses barons. 

    Mais, ce qui le poussait à courir les chances de cette entreprise lointaine, ce n’était pas l’ardeur de la foi, ce n’était pas le désir de donner son sang pour la cause de Dieu et le tombeau de Jésus; c’était un peu son goût pour les aventures, l’entraînement, et surtout, cette passion tyrannique, qui faisait que le comte courait irrésistiblement partout où il entrevoyait des dépouilles et de l’or.

    •  N’était-ce pas l’Orient que venait alors tout ce qui était faste et luxe, dans le vieux monde chrétien? L'Orient, c’était la source; et c’est à la source qu’on s’abreuve à loisir.

     

    Le Chaylar devint donc solitaire, les pas des hommes d’armes ne retentirent plus sur les remparts; la noble comtesse, demeurée seule, n’entendit presque plus que le bruit de la cascade dont l’écume blanchit encore les ruines du vieux castel, et les bégaiements de René, du petit enfant que le comte laissait à sa garde.

     

    Les biens des croisés avaient été mis sous la protection de l'Église, et l’anathème prononcé contre quiconque y porterait la main, pour les endommager ou les amoindrir.

    Mais un anathème n’effraie pas ceux qui ont vendu leur conscience à Satan.

     

    Un soir, une bande de malfaiteurs, ayant à la tête un ennemi mortel du comte, sachant la noble dame seule, au manoir, avec quelques soldats impuissants à la défendre, s’approchèrent des remparts favorisés par l’épaisseur des bois, et déterminés à mettre à mort quiconque les voudrait entraver dans le pillage du château.

     

    Quelques instants après, le tumulte de l’attaque éveillait les paysans dont les chaumières se groupaient au pied des murs, et, pendant que chacun se demandait ce que pouvait être ce bruit insolite, ces cris de joie mêlés à ces cris de terreur, les brigands massacraient les gardiens du manoir, égorgeaient la comtesse et couraient dans tous les sens à la recherche des trésors convoités.

    Nul doute que, s’ils eussent aperçu le berceau où dormait le petit René, l’enfant n’eût été frappé comme la mère; la fureur et la précipitation leur fermèrent les yeux. Un vieux serviteur, échappé seul à l’horrible massacre, mais gravement blessé, couru à l’enfant, le prit dans ses bras et disparut au milieu du désordre, emportant l’héritier des comtes du Chaylar.

    Le fugitif, se dirigeant vers le nord, gagna la région montagneuse qui s’étend au-dessus du manoir. Là, il marcha longtemps dans la nuit noire, à travers les champs, à travers les bois. Parfois, il s’arrêtait un instant, tantôt pour étancher le sang de sa blessure, tantôt pour apaiser l’enfant qui pleurait en appelant sa mère.

     

    Dans une de ces haltes douloureuses, le fidèle serviteur, jetant un regard en arrière, vit le ciel s’illuminer d’une lueur rougeâtre, des étincelles montaient dans les airs en gerbes embrasées, le Chaylar était en flammes.

     

    Les bandits n’avaient que faire d’un château où la justice viendrait les saisir à son aise; ils avaient des asiles plus sûrs; et leur chef trouvait plaisant d’éclairer sa retraite, par l’incendie de la maison qu’il venait de piller.

     

    Le vieillard se remit à fuir, les yeux pleins de larmes, le cœur navré de tristesse.

    Sa blessure le faisait horriblement souffrir, le sang répandu l’avait affaibli, de sorte qu’il se soutenait à peine et que le petit enfant dont il était chargé était, pour ses bras, un pesant fardeau.

     

    La chaleur du jour acheva de l’accabler; il n’osait encore s’approcher des habitations, de peur de découvrir sa trace aux assassins qui le cherchaient peut-être, et dont le chef eût pris plaisir à assouvir sa vengeance dans le sang innocent du fils de son ennemi.

     

    Vers le soir, il tomba, épuisé de fatigue; ses yeux se fermèrent, bientôt il n’entendit plus les cris de l’enfant qui gémissait entre ses bras.

     

    Un paysan, passant quelques instants après dans ce lieu désert, crut à un meurtre, recueillit l’enfant qui pleurait sur le cadavre de son sauveur, et, n’écoutant que sa charité, l’emporta dans sa chaumière pour qu’il lui tînt lieu du fils qu’il avait perdu.

     

    Pendant ce temps, le comte de Chaylar, rêvant obstinément les richesses, les recherchait par tous les moyens dont il pouvait disposer.

     

    La Providence ne lui donna jamais que des déceptions et douze ans de captivité.

     

    Ce temps passé, il regagna ses terres; le dégoût et le désespoir avaient fait dans son âme une blessure profonde; la vue de son manoir en ruines, de ses biens ravagés ne fit qu’envenimer cette plaie intime. Il se fit dans son âme comme un écroulement subit, et, ses yeux ayant désappris de se lever au ciel pour demander assistance, il ne lui resta au cœur que deux affections, l’amour de son fils disparu et la passion tenace de l’or.

     

    Le comte ne revenait pas avec la suite nombreuse qu’il l’escortait au départ; tous ses barons étaient morts ou captifs. Mais il ramenait avec lui un petit vieillard, dont l’aspect inspirait malgré soi la défiance et presque une sorte d’effroi. Il avait le regard dur et faux, une chevelure abondante semblait ne descendre sur son front que pour en voiler les noires pensées, son nez faisait songer au bec rapace d’un oiseau de proie, sa longue barbe grise cachait le sourire continuel et indéfinissable de ses lèvres, son accoutrement bizarre ne contribuait pas peu à jeter un voile de mystère sur cet étrange personnage.

     

    C’était le mauvais génie du comte, c’était l’ange que Satan avait mis à sa gauche pour entretenir dans cette âme la passion qui semblait la promettre à l’enfer.

    •  Comte, lui disait-il, quittons cette vallée. Vous ne pouvez espérer tirer vengeance d’un ennemi que vous ne connaissez même pas et qui a pris soin de se cacher après son crime; sans ressources, comment relèveriez-vous votre manoir? Votre femme a péri sans doute, votre fils aussi, puisque jamais, depuis lors, personne n’a entendu parler d’eux; il est à craindre que celui qui les a massacrés ne cherche encore à vous frapper du même fer, s’il vous sait de retour.

    •  Mais, vous reste-t-il encore, dans quelque coin retiré de vos terres, un château où nous puissions vivre libres et ignorés? Allons nous y établir, et, sous peu, vous serez en possession de ce qui fait l’objet de vos désirs; sous peu, vous reparaîtrez dans le monde avec des richesses immenses; les créneaux du Chaylar se relèveront plus majestueux et plus puissants, et vous retrouverez votre ancienne splendeur.

     

    Toute objection s’évanouit dans l’âme du comte, devant la comparaison qu’il fit de sa misère présente avec la fortune qu’on lui faisait espérer; et les deux voyageurs quittèrent les ruines du Chaylar.

     

    Le comte possédait au nord de Murat, au sein des bois et des montagnes, un donjon depuis longtemps abandonné: ce fut vers ses murs lézardés par les ans qu’il entraîna son compagnon.

     

    Quelques jours après, les habitants des environs virent avec étonnement le vieux château reprendre vie; des serviteurs, rares cependant, allaient et venaient, et l’on se demandait quel pouvait être le mystérieux inconnu qui venait s’établir dans ces murs délabrés et ce site sauvage.

    Chaque jour, le comte, sombre et mélancolique, se promenait dans les forêts qui entouraient sa demeure; son front, toujours soucieux, ne se déridait que lorsqu’il trouvait un enfant sur son chemin: il pensait à son René, tombé sans doute sous le fer des assassins ou languissant dans quelque sombre prison.

     

    Son compagnon, lui, sortait rarement, mais les flots de fumée qui s’échappaient de la tour; la lumière qui, chaque nuit, brillait à la même fenêtre, annonçaient qu’il se faisait, sous ces voûtes noires, un travail mystérieux. Et tout cela contribuait à faire régner autour du château une atmosphère de terreur et d’effroi qui protégeait ses habitants contre tout regard indiscret.

     

    Un soir d’automne, dans une salle convertie en laboratoire, le vieillard à barbe grise veillait comme de coutume. La flamme rougeâtre du foyer éclairait sa face diabolique, penchée tantôt sur des creusets où de refroidissait un mélange inconnu, tantôt sur les pages jaunies d’un vieux manuscrit ouvert à côté des fourneaux embrasés.

    Un éclair brillait dans les yeux du vieillard; il y avait du désespoir et de la haine. Le comte lui avait dit: "Voilà bientôt un an que tu m’abuses, en me faisant espérer chaque soir, qu’à l’aurore, je verrai sortir l’or de tes creusets. Trouve ton or, cette nuit, misérable, ou ce poignard me délivrera de toi."

     

    Le magicien travaillait avec une ardeur fébrile; d’un geste de colère, il venait de renverser sur les dalles les creusets refroidis; il feuilletait le livre cabalistique.

     

    Sur chaque page les signes les plus bizarres étaient tracés; le vieillard passait rapidement : il avait tant de fois sondé les énigmes cachées sous ces caractères, il avait fait sans aucun résultat l’essai de toutes ces méthodes.

     

    Soudain, sa main s’arrêta, ses yeux perçants se portèrent avec avidité sur quelques lignes d’une écriture plus fine qui lui avaient échappé jusque là. Il les parcourut vivement, et, relevant le front que contractait un sourire de joie féroce, il poussa un cri de triomphe.

     

    Puis, se penchant de nouveau, il se répétait complaisamment à lui-même: "Lune d’octobre… le sang d’un enfant de douze ans, mélangé dans le creuset avec… Ah! le grand Maître ne peut s’être trompé! vive Satan! Comte, encore une nuit, et mon or arrêtera ton poignard!"

     

    Alors, les fourneaux s’éteignirent, le magicien se glissa hors du laboratoire, et les métaux fondus jetèrent silencieusement sur les murs leurs lueurs phosphorescentes.

     

    Le lendemain, la dague ne frappa point le vieillard; il avait demandé une nuit encore, le comte l’avait accordée, jurant que ce serait la dernière.

     

    Tout se passa au château comme de coutume, sauf que le magicien, contrairement à ses habitudes, en fut absent une grande partie du jour.

     

    Quand tout reposa dans le vieux donjon, il se glissa de nouveau dehors, entra sous bois, puis, écartant la mousse avec l’instrument qu’il portait sur son épaule, il se mit à creuser une fosse.

     

    L’ouvrage fini, il s’enfonça dans la forêt et disparut.

     

    Ses jambes grêles faisaient des pas gigantesques, ses yeux jetaient des éclairs, ses lèvres murmuraient sans cesse avec une satisfaction cruelle la formule satanique que le manuscrit lui avait révélée. Où allait-il? Un hallier se présentait, il passait à travers, un ravin sombre, il y descendait, un ruisseau, il le franchissait. Sur sa tête, à ses côtés, la forêt avait des rumeurs effrayantes, il courait toujours.

     

    Peu d’heures après, il revenait et s’approchait avec précautions du château, pliant sous un fardeau mystérieux.

     

    Il gravit les escaliers de sa cellule, et, la flamme des fourreaux qui brûlaient depuis son départ éclaira soudain, sur ses épaules, le visage d’un enfant bâillonné et solidement garrotté.

    Le vieillard le laissa choir brusquement et, courbé sur son livre, il lut encore une fois la formule sanglante. Puis jetant un regard satanique sur sa victime, il courut activer le feu et ranger ses creusets.

     

    Le temps pressait. Le sablier marquait minuit. Il fallait, avant l’aube, avoir assassiné l’enfant, avoir trouvé l’or et caché le cadavre dans le tombeau déjà préparé.

     

    Jamais le magicien n’avait travaillé avec tant d’ardeur, parce que jamais il ne s’était cru si près de son but. Aussi ne prenait-il pas garde à la sueur qui l’inondait dans cette atmosphère embrasée, aussi ne songeait-il pas à secouer les étincelles qui du foyer jaillissaient jusque sur lui.

     

    L’enfant gisait à ses pieds, immobile, suffoqué, les veines gonflées sous la pression de ses liens. Et, chaque fois que le cruel vieillard jetait un regard sur lui, il ne pouvait s’empêcher d’admirer tout haut la sagacité du Maître qui avait deviné l’existence de l’or dans le sang de cet innocent.

     

    A cette heure, une pauvre femme traversait aussi les bois, seule, les yeux pleins de larmes, le cœur plein de sanglots.

     

    La nuit précédente, le murmure lointain de la forêt l’eût épouvantée, la terreur l’eût écartée du vieux manoir; maintenant, l’amour maternel calmait toutes ses frayeurs.

    Le magicien avait laissé les portes ouvertes, pour accomplir ses allées et venues avec plus de silence. La paysanne passa rapidement et gravit dans l’ombre les escaliers tortueux. Une porte se trouva devant elle, sa main heurta violemment.

     

    Le comte, croyant que le vieillard venait lui annoncer le succès de sa dernière épreuve, accourut avec un flambeau.

     

    La vue de cette femme, baignée de larmes et trempée de sueur le surpris étrangement.

    •  Monseigneur, dit la pauvre paysanne en tombant à genoux, mon enfant! rendez-moi mon enfant!

     

    Le comte n’entendait rien à cette surprenante demande. Mais, dès qu’il s’agissait d’un enfant, son cœur s’attendrissait, et il écouta avec bienveillance la malheureuse femme lui raconter que le vieillard dont il avait fait son compagnon était venu, cette nuit, lui voler son enfant, et qu’elle avait suivi jusqu’au manoir la trace du ravisseur.

     

    A ces mots, le comte eut l’esprit traversé par un soupçon effrayant.

    •  Suivez-moi, dit-il, et rapidement il se dirigea vers le laboratoire du magicien. Il heurta, rien ne répondit, mais la porte résista à tous ses efforts. Seulement la pauvre femme crut entendre dans l’intérieur comme un râle d’agonisant, et elle s’appuya contre le mur, pour ne pas tomber. Le comte courut à un escalier secret, le magicien avait oublié d’en fermer l’issue.

    •  Assassin! cria-t-il en se précipitant dans l’appartement, où le premier objet qui le frappa fut le cadavre inanimé de l’enfant. Vil assassin!

    A ce cri, à cette apparition soudaine le vieillard fut comme frappé de folie; il versait dans les creusets le sang de la victime en s’exclamant:

    •  De l’or!... de l’or…voyez comme il brille!... de l’or!...

        

    Et dans leur chute, les gouttes de sang s’embrasaient comme des perles à la clarté du foyer.

     

    Le compte en attendant ouvrait la porte, et la paysanne tombait évanouie sur le corps de l’enfant.

    •  Meurtrier! grondait sourdement le seigneur, voilà peut-être deux cadavres! Et il tâchait de ranimer la malheureuse évanouie.

       

     

    Elle rouvrit les yeux: " Mon enfant!" dit-elle.

     

    Le comte, penché sur la victime, examinait avec indignation, l’affreuse blessure par où s’était échappé tout son sang. Le vieillard, plus délirant et plus féroce, répétait avec un enthousiasme infernal: "De l’or…de l’or…voyez comme il brille…"

     

    Tout à coup, un cri effrayant s’échappa des lèvres du comte. Il venait de découvrir, gravées sur le bras de l’enfant étendu sans vie sur les dalles, deux épées passées en sautoir. C’étaient ses armes, c’était le signe indélébile qu’il avait imprimé sur le corps de son fils, en partant pour la croisade.

    •  Mon fils! mon René!...

     

    Il se releva, tenant l’innocente victime serrée contre son sein et pressant sur ses lèvres, son front sanglant.

    •  Mon René! mon enfant!

     

    A ce cri, le vieillard s’était retourné, stupide, égaré; il portait lentement les yeux du comte sur l’enfant, de l’enfant sur ses creusets ensanglantés.

    •  Femme, dit le malheureux seigneur, cet enfant était-il à vous?

    •  Non, sire, mon mari, quelques jours à peine avant sa mort, le trouva dans les bois, sur le cadavre d’un voyageur assassiné sans doute. Mais je l’aimais comme mon fils!

    •  A quelle époque l’avez-vous recueilli?

    •  Il y a onze ans.

    •  Mon fils! C’est mon enfant, criait le pauvre père. Vieillard, tu es l’assassin de mon fils!

     

    Le magicien s’était penché sur ses creusets, il les examina l’un après l’autre, insensible à ce qui se passait autour de lui, puis, se relevant comme mu par un ressort, il les renversa avec fureur.

    •  Maudit sois-tu, Satan!... Ce n’est pas de l’or!...

    •  Traître, voilà donc ce que tu mérites!

     

    Et le comte l’étendit à terre d’un coup de poignard. Devant le cadavre de son fils et de son mauvais génie, le malheureux père pleura longtemps. Il revit son existence tout entière, il compta ses fautes, il reconnut la main de Dieu qui le frappait, il se repentit et pria.

    Quelques jours après, désabusé sur les richesses qu’il avait tant convoitées, il en usa pour exprimer sa reconnaissance envers la pauvre veuve qui avait tant aimé son René. Puis, confiant ses biens à l'Église, pour qu’ils fussent remis à son frère, s’il revenait de la croisade, où son sang coulait vaillamment en faveur du Christ, le comte alla dans un monastère, pleurer ses fautes et son enfant chéri.

    Le croisé revint, le Chaylar renaquit de ses cendres, mais tout ce qu’édifie la main des hommes doit payer son tribut à la destruction; et aujourd’hui, sur les ruines du brillant manoir, planent de nouveau la solitude et le deuil.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :